Jean-Jacques Putallaz
Vous avez, je crois, une manière très personnelle dʼaborder la problématique de la créativité. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ? Généralement, jʼessaie de laisser sʼétablir une sorte dʼéquilibre entre raisonnement et travail de lʼinconscient. Selon moi, ces deux composantes doivent jouer à part égale pour quʼune occurrence créative puisse se produire. Les éléments qui composent mes œuvres se mettent ainsi en place presque naturellement. Je pense dʼailleurs que, du point de vue de la créativité, il serait erroné de laisser lʼune ou lʼautre de ces deux dimensions devenir hégémonique. Cette déviance occasionnerait une rupture dialectique des plus fâcheuses pour la création à proprement parler.
Vous semblez privilégier des couleurs et des textures relativement simples. Quʼen est-il ? En effet. Cela provient du fait que jʼai été grandement influencé par les fresques de Giotto ainsi que par lʼart africain. Dans ces modes dʼexpression artistique, on retrouve lʼutilisation de colorations extrêmement proches de celles que lʼon peut observer dans la nature. Dans le cas de lʼart africain, le rôle des textures joue de plus une part prépondérante. Cʼest également le cas dans mon travail qui, de manière aussi simple et naturelle que possible, tend à faire entrer en résonance matière et coloration.

Quelles techniques et quels matériaux privilégiez-vous ? Il y en a plusieurs. Au niveau des matières, je mentionnerai la terre, le bitume, le crin ou encore le carton. Mais il mʼarrive dʼintégrer dans mes réalisations des fragments de métal que jʼai découvert par hasard, lors dʼune promenade le plus souvent. En ce qui concerne les techniques, je dois dire que le feu est lʼinstrument central qui me permet de créer mes pièces. Mais le passage par le feu se fait de manière tellement naturelle chez moi que je ne réalise pas toujours son « incontournabilité », si jʼose dire.
De quels artistes vous sentez-vous proche ? Il y en a évidemment plusieurs. La référence qui paraît peut-être la plus évidente est à chercher du côté de la mouvance matiériste. Je pense bien entendu ici surtout à Antonio Tapiès. Toutefois, je crois que, sʼil me fallait trouver des points de convergence avec lui, ils se situeraient plus au niveau de lʼapproche théorique que du style. Même si jʼapprécie bon nombre de ses œuvres, ce que je préfère en effet chez lui, ce sont ses écrits sur lʼart. En ce qui concerne les autres artistes maintenant, il serait trop long de les énumérer. Dʼailleurs les affinités que je peux entretenir avec lʼun ou lʼautre dʼentre eux se révèlent de manière moins raisonnée que dans le cas de Tapiès. Lorsque je me rends dans une galerie, je me laisse en fait tout simplement imprégner par les ambiances visuelles et même sonores que lʼartiste a déployé. Je tente de faire en sorte quʼémerge peu à peu ce que jʼappellerai une loi dʼharmonie.
Et au niveau des influences intellectuelles, où vous situez-vous ? Lors de mon séjour au Japon, jʼai été très influencé par le bouddhisme zen. Jʼai notamment fréquenté les maîtres du thé qui pratiquent une sorte dʼascèse gestuelle qui tend à la pureté absolue de lʼacte au travers de son infinie répétition. Je me sens également très proche de Fritjof Capra et dʼArthur Danto; Capra pour sa vision holistique du monde et sa démonstration de lʼinterdépendance de toutes choses et Danto pour son concept de transfiguration du banal qui point également dans mon travail.
Propos recueillis par François Praz
LʼART DE LA TERRE
Quiconque en a déjà eu lʼopportunité vous le dira : aborder lʼœuvre de Jean-Jacques Putallaz revient en fait à se confronter à un univers immédiatement expressif. Dans sa démarche, portant sur la symbolique des formes et le langage des signes, lʼartiste valaisan privilégie le dialogue entre divers modes dʼexpression picturale, comme en attestent certaines de ses toiles qui intègrent à la fois des fragments de métal récupérés au hasard de ses pérégrinations ainsi que des volets dʼécrits, tout à tour lisibles, illisibles ou savamment dyslexiques. Ces symboles opaques doivent toutefois être digérés afin que lʼon nʼy prenne plus garde et que lʼon puisse ensuite se concentrer sur le travail de la terre qui ne sʼavère être, en dernière analyse, quʼun alibi destiné à illustrer les mécanismes souterrains de la créativité.

COMME UN DESIR DʼUNIVOQUE
Bien que ses œuvres témoignent dʼune parfaite maîtrise des techniques de la terre, JeanJacques Putallaz ne saurait en aucun cas sʼen satisfaire. Car ce qui lʼintéresse dans lʼutilisation de ce matériau, cʼest bien le symbolisme dont celui-ci est, peut-être plus quʼun autre, porteur.
Lʼarchaïsme conféré à la matière par son statut dʼélément premier charge les travaux dʼune force qui, pour indéfinissable quʼelle soit, agit dès que lʼœil balaie les structures biomorphiques de la surface. Le regardeur se perd alors dans une rêverie où lʼinfime devient essentiel, prétexte à des projections dont le ton se modifie au rythme des brillances et des matités. Puis, en quête de points de repère, le regard sʼarrête sur la structuration globale des réalisations.
Chacune dʼelles, volume ou « peinture », sʼinscrit dans un espace à la fois large et précis. Celui créé dʼune part par lʼexigence de toujours plus de liberté, dʼautre part par un souci de justesse qui demande dʼordonner, dʼaligner. Cette ambivalence du signifié trouve sa correspondance dans les moyens formels mis en jeu, le lissé de la matière côtoyant des empreintes laissées au hasard, et les formes savamment composées se confrontant à un informel qui confine à lʼabstraction.
Mais si forte soit-elle, cette bipolarité porte déjà en elle les prémisses dʼun désir dʼunivoque. Un univoque où la matière, déliée de tout souci de perfection technique, ne serait plus quʼespace et liberté.
Hélène Tauvel-Dorsa
DOMAINES TERRESTRES
Jean-Jacques Putallaz se consacre, sans relâche, à la révélation des éléments dont il est lui-même pétri. Ses gestes, calmes et graves, sans violence et sans faiblesse disent leur plénitude. Son écriture mérite reconnaissance, elle est odeur de terre profonde et vision dʼimmensité.
La matière, cʼest pour elle-même que lʼartiste lʼaffronte. Il la distribue dʼabord en zones de silence, puis il en enrichit la texture, lʼérode, la gratte, la signe avec des expressions nées dʼun instant de pureté et de concentration extrêmes. Jean-Jacques Putallaz joue plus sur lʼintériorité des matières mises en valeur dans les compositions que sur leurs contrastes ou associations.
Se découvrent alors dans les propos énoncés, comme dans les alluvions dʼun fleuve, les indices dʼautres cultures, de multiples identités, un foyer de métaphores qui marient le souvenir et la trace. Nous nous trouvons en présence dʼœuvres dont la dimension est le Temps dans sa substance même, son utopie et sa force onirique.
A ses signes Jean-Jacques Putallaz donne aussi un « Elan », il leur fait effectuer un « Parcours ». Temps et Espace sont rythmés avec obstination, celle de lʼartiste conscient de sa condition dʼhomme-migrant dans ce monde, qui garde cependant un point dʼancrage fort, celui de la sincérité primordiale de lʼexistant.
Jean-Marc Malbois
Peindre lʼessentiel.
Alchimie du sacré pour matière (s) à réflexion.
Il transforme la terre en lumière, le trait du pinceau en chorégraphie, la brûlure du feu en souffle de vie. Peinture ou sculptures nées du mystère des éléments, les œuvres du plasticien valaisan Jean-Jacques Putallaz vibrent de silence et de grâce.
Imaginez un silence de cathédrale. Ou , pour reprendre la belle expression à ciel ouvert de feu lʼécrivain Christiane singer, un silence de clairière. Happés au cœur dʼune dimension empreinte de majesté, vous voilà enveloppés dans un mystère de lʼordre du sacré, aussi plein que profond. Le dépouillement nʼa de vide que lʼapparence. Au plus secret de cette sobriété habitée règne, muette, une présence. Intemporelle et puissante. Généreuse et bienveillante. Lʼessentiel dans toute son amplitude. Vertige de la grâce. De même vibrent les œuvres de Jean-Jacques Putallaz. Sculptures ou peintures, et de puis peu mobilier sous forme de tables laquées aux angles arrondies (pièces uniques), les créations du sexagénaire Valaisan disent la vie dans ce quʼelle propose de plus précieux. Sans maniérisme ni séduction. Authentiques, dans la vérité brute de ses antagonismes. A lʼenseigne dʼune éthique de lʼesthétique nʼayant rien en commun avec une quelconque joliesse aseptisée. Les matières bien quʼélégantes, ont du caractère. Elles sont de celles qui nous constituent, à lʼinstar de la terre- matériau premier de sa délicate chimie – quʼil marie à la résine. Quant aux éléments qui les nourrissent, ils sont de ceux qui nous animent, tel le feu, énergie centrale dʼune quête renouvelée, jamais galvaudée par le plagiat, fûts personnels.
Rigueur du renoncement
Dans un langage, qui ne crie rien, mais suggère tout, la rigueur du renoncement est permanente. Sʼil estime en avoir trop dit, trop mis, trop fait, lʼhomme se juge « trop gourmand » et jette. La destruction pour salut. Point dʼascèse cependant chez cet humaniste initié au Zen et à la cérémonie du thé à lʼoccasion dʼun séjour au Japon dans les années septante. De la mesure uniquement. Mieux peut-être de la discipline. Comme celle de ses horaires réguliers quʼil sʼimpose au moins depuis 1974, année où il ouvre son atelier galerie dans une ruelle chargée dʼhistoire de la vieille ville de Sion. Homme de rencontre et de transmission (il enseigne son art),Putallaz y accueille le visiteur avec disponibilité et chaleur : « je ne suis jamais dérangé dans mon travail. » En filigrane se devine un esprit dʼouverture, une conscience aiguë du lien. Notion que le plasticien analyse et développe, entre autres concepts de créativité, de non-dualité ou de décloisonnement, dans un intelligent essai intitulé Les temps verticaux.(19979)-selon la formule empruntée au philosophe français Gaston Bachelard. Au chapitre « Lʼimpermanence », on peut dʼailleurs y lire ceci : «Lʼinterdépendance entre lʼhomme et ce qui lʼentoure apparaît comme le prisme au travers duquel il conviendrait de percevoir la vie »
Poète de la trace
Son regard paisible mais lucide sur le monde, ce poète de la trace-en tant que mémoirenous le fait partager par des créations invariablement nées du verbe : « Mes thèmes sont des mots, des notes plus que des idées visuelles. » Préséance du fond au profit dʼune forme jamais gratuite. Aller au-delà. Des apparences et de la facilité, avant tout, bien sûr. Avec le dépassement pour moteur auxiliaire, après celui du doute, persistant et fondamental. Au-delà des matières (béton, bois, terre, métal, etc.), ensuite, « qui ne sont que des instruments », afin dʼy laisser une marque, une empreinte souvent au moyen dʼénigmatiques et chorégraphiques calligraphies. Il en parle du reste comme dʼ« un devoir ». Au-delà des techniques, encore : « Je les ai apprises, intégrant leurs mécanismes, pour ne plus y penser, en être libéré. » Se laisser surprendre, enfin, par lʼinattendu, ce hasard quʼil tient toujours à convier malgré-ou peut-être grâce à-la maîtrise dʼune vie entière dʼatelier ; car, comme il le reconnaît lui-même, Jean-Jacques Putallaz nʼa jamais « commencé », plongeant à 18 ans déjà dans le métier, inéluctablement emporté par lʼévidence de la passion, sʼinitiant alors à la céramique puis à la faïence (aux noces du feu et des oxydes encore présents dans son œuvre près dʼun quart de siècle plus tard). Selon les mots mêmes quʼil utilise aujourdʼhui, les rares fois quʼil sʼautorise à parler de lui plutôt que des autres artistes : « On ne décide pas. On nʼa pas le choix. »
Méditation en trois dimensions
Accueil de lʼimprévu, disions-nous ; voire de lʼaccident (mais nʼest-ce pas le grain de sable qui lance lʼactivité perlière de lʼhuître ?), ce si nécessaire fortuit à lʼorigine du supplément dʼâme que recèlent les porosités généralement corrodées de ses tableaux sur bois ou de ses sculptures. Et puis autour dʼune brûlure sur le support même,autour dʼun empiècement métallique, dʼune arabesque du pinceau ou de rien dʼautre que lʼespace et ses subtiles nuances chromatiques, il y a ces grandes respirations qui transforment les peintures en vastes paysages de ferveur tranquille. Méditations en trois dimensions harmonieusement composées « de construction et de liberté, de hasard et de dominé », les univers de Putallaz, inspirés et symboliques, sʼinscrivent dans un parcours à la cohérence évidente. Beaucoup dʼhabileté, cependant, derrière les couches magmatiques, les strates pigmentées ou bitumées. Et un rythme de travail soutenu : deux ou trois pièces par semaine en moyenne ; cent vingt à cent trente par année- sans compter les réalisations monumentales en lieux publics. Autant de repères discrets, signés, certes, mais humbles dans leur absence de titre ; toute latitude étant laissée au spectateur de rêver ses propres mythes et légendes…
Texte :Jef Gianadda 2008
Il y a dans le travail de Jean-Jacques Putallaz un mélange de rudesse et de raffinement. D’archaïsme et d’élégance. D’amour des origines et de regard d’esthète. De sa formation de céramiste, il a gardé le goût du mariage de la terre et du feu, une sensualité à la texture des choses, le désir de faire parler les matériaux, et le besoin de conjuguer le contrôlé et le non contrôlé, le hasard avec le voulu, le raisonnement avec l’inconscient.
Françoise Jaunin
“Terre de feu”
“24 Heure” 5.10 2002
Certaines de ses réalisations, comme celle trônant dans les jardins du home pour personnes âgées de Vétroz (Valais), pourraient même être comparées à des stèles antiques qui conjuguent avec une égale aphasie mémoire et mystère. Installée dans sa verticalité, cette œuvre figure trois personnages debout. Elle met ainsi en lumière un mode de symbolisation de la vie commun à toutes les civilisations. De surcroît, à lʼinstar des arts primitifs qui reposent sur lʼutilisation de couleurs simples, Putallaz ne retient ici que les teintes naturelles car elles seules conservent la capacité dʼengendrer lʼémotion. Symétriquement, lʼéquilibre entre raisonnement et travail de lʼinconscient se trouve favorisé chez lʼartiste qui entend créer par là de multiples synesthésies axées sur la confrontation entre matière et coloration.
De tout cela ressort lʼimpression dʼun ensemble de créations atypiques qui, survolant les grands mouvements artistiques dont aurait pu être tenté de les rapprocher (on songe ici plus particulièrement à lʼabstraction géométrique et à lʼart conceptuel), privilégient finalement un langage à long terme qui semble mieux correspondre à leur auteur. Mais il ne faudrait pas pour autant percevoir ces orientations comme une volonté de rupture puisque Jean-Jacques Putallaz se reconnaît des points de convergence avec des artistes comme Tapiès et avec des intellectuels comme Arthur Danto ou Fritjof Capra. Comme ce qui précède tendait à le suggérer, il est très stimulant de se confronter à cette œuvre polyphonique qui entend se placer sous le signe dʼune haute exigence artistique et qui, dans sa volonté de « transfiguration du banal », tente de faire entrer en résonance de manière prégnante les êtres et les choses.
François Praz